Avec la dissolution de l’Assemblée Nationale décidée par Emmanuel Macron, nos institutions sont face à un défi inédit dans l’histoire de la Ve République. Celle-ci a en effet été construite afin d’assurer une majorité absolue au camp arrivé en tête, quand bien même celui-ci n’aurait pas la majorité absolue des suffrages. Le suffrage majoritaire à deux tours a pour conséquence en effet d’amplifier la victoire du camp arrivé en tête, et l’alignement du calendrier législatif avec le calendrier présidentiel depuis le passage au quinquennat a amplifié cette tendance, en organisant les législatives juste après la présidentielle, permettant au Président fraîchement élu de bénéficier de l’effet « état de grâce » pour obtenir une majorité écrasante.
Au 1er tour, on approuve ; au 2nd tour, on élimine
On a tendance à l’avoir oublié, mais aucune des majorités des vingt dernières années n’était majoritaire dans les urnes.
- En 2002, l’UMP et ses alliés ont obtenu 43 % des voix au 1er tour, et 69 % des sièges
- En 2007, la droite parlementaire a obtenu 45 % des voix et 59 % des sièges
- En 2012, la gauche a réalisé 40 % au 1er tour et a finalement obtenu 57 % des sièges à l’Assemblée nationale
La tendance s’accentue avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir en 2017. En effet, si l’on additionne les voix du MoDem et de la République en Marche au 1er tour, la future majorité présidentielle n’obtient que 32 % des voix et finit par rafler 61 % des sièges.
En 2022, pour la première fois, Emmanuel Macron, président réélu bien que largement impopulaire, n’obtient pas la majorité absolue à l’Assemblée. Ensemble n’obtient que 26% des voix au 1er tour et quand même 43% des sièges. Avec le même nombre de voix, l’union de la gauche (la NUPES) obtient 23% des sièges. Et en 2024, avec 33% des voix, le RN et ses alliés n’obtiennent que 25% des sièges.
Alors pourquoi le scrutin majoritaire à deux tours a cet effet totalement aléatoire sur le résultat final en sièges ? En fait, ce n’est pas si aléatoire que ça. On limite souvent la démocratie à l’acte de mettre son bulletin dans l’urne, mais vous pouvez avoir plusieurs façon de voter pour un parti. Vous pouvez également avoir plusieurs façon d’apprécier un parti ou un candidat. Le vote ne permet que de choisir un candidat, mais ne reflète pas le degré de rejet de celui-ci. Un parti peut très bien s’approcher des 40% de soutien, s’il est absolument craint et détesté par 60% de la population, ce ne sera pas pareil que s’il fait 40% mais que les 60% restant sont indifférents par rapport au fait qu’il arrive au pouvoir.
C’est exactement ce qui se passe avec le RN. Le scrutin majoritaire à deux tours permet au premier tour de qualifier les partis qui suscitent le plus d’approbation sur leur nom. Et au 2nd tour, les électeurs éliminent celui qui suscite le plus de rejet. En 2022, Emmanuel Macron a été élu principalement parce que Marine Le Pen suscitait énormément de rejet de par la majorité des Français, même si son degré d’adhésion était très faible. Et en 2024, le RN suscite encore beaucoup de rejet, ce qui lui a fait perdre de nombreux seconds tours malgré sa 1ère place au soir du 1er tour.
Le mode de scrutin actuel a donc à la fois tendance à amplifier des victoires dans le cas où la situation est assez peu polarisée, car le but du législateur a été de créer des majorités massives afin de permettre une gestion efficace de l’Etat (le gagnant peut appliquer son programme sans avoir trop à négocier), et empêcher des partis extrémistes au fort niveau de rejet d’être élu (il a fallu longtemps au FN, même quand il était crédité de 20% des voix, pour avoir ne serait-ce qu’un seul député.
En somme, la Ve République ne fonctionne correctement qu’en donnant le pouvoir absolu à la majorité. Dès lors qu’il y a un doute sur qui a réellement gagné, la machine s’enraye.
Des partis qui ont du mal à changer de logiciel
Ce qui est arrivé lors de ces élections est inédit : aucun camp, aucun bloc ne s’approche de la majorité absolue. En toute logique, au vu de son score au 1er tour, c’est le RN qui aurait dû obtenir cette majorité. Mais, comme je l’ai dit, son rejet est toujours très important et lui a fait perdre beaucoup de 2nd tours. Si d’aventure, lors des prochaines élections, le niveau de rejet venait à baisser un tout petit peu, on pourrait avoir un effet de seuil offrant un nombre très important de sièges au RN.
Il est donc tout à fait possible que le RN obtienne une majorité absolue très confortable aux prochaines élections. En fait, en gagnant quelques % de voix, le parti d’extrême droite pourrait même passer du statut de minoritaire en sièges à hégémonique, surtout si les élections suivent une présidentielle qui aurait donné le pouvoir à un de ses représentants.
Que cela signifie-t-il ? Comme je l’ai dit plus tôt, la Constitution de la Ve République donne des pouvoirs immenses, quasi absolus au Président qui dispose de la majorité au Parlement. Il peut même, sans grand contrôle, décider tout seul de s’octroyer les pleins pouvoirs en vertu de l’article 16 de la Constitution, surtout si le Parlement est acquis à sa cause. C’est donc une Constitution très dangereuse si elle est mise en de mauvaises mains. Comme le disait Viktor Orban aux représentant de son parti avant son accession au pouvoir, il suffit d’une seule victoire pour pouvoir le conserver indéfiniment. La Constitution de la Ve République ne permet de maintenir un régime démocratique en France que si des démocrates sont au pouvoir.
C’est donc très dangereux.
Revenons à la situation actuelle. À l’heure où j’écris ces lignes, le bloc arrivé en tête, le Nouveau Front Populaire, est très loin de la majorité absolue. Pourtant, à entendre les uns et les autres sur les plateaux de télévision, on en est encore à parler de ne pas bouger une ligne du programme commun et de gouverner sans alliance. C’est totalement impossible, le principe de réalité s’imposera rapidement au NFP s’il n’y adhère pas spontanément.
De son côté, le bloc présidentiel a du mal à comprendre qu’il est au bord du rejet total de la part des Français, et que s’il a réussi à obtenir 150 sièges cela relève du miracle et du rejet encore plus fort du RN.
En fait, paradoxalement, seul le RN a bien compris qu’il a perdu, et il attend patiemment les prochaines échéances qui seront nécessairement plus favorables.
La seule solution durable consisterait donc en une majorité formée autour du programme du NFP, édulcoré des mesures inadmissibles pour une bonne partie du camp présidentiel afin que celui-ci, en totalité ou en partie, la rejoigne. Aucune majorité qui exclurait le PS ou Renaissance n’a de chance d’être durable. Soit les acteurs de ce jeu politique s’en rendent compte et comprennent que faire des compromis n’est pas trahir ses électeurs, qui, eux, font de bien plus gros compromis au second tour dans de nombreuses circonscriptions. Soit la situation sera bloquée jusqu’à ce qu’une nouvelle dissolution rabatte les cartes.
Tout est politique
Je suis terrorisé par le pouvoir absolu. Celui qui donne à une majorité relative le droit de piétiner les minorités. Celui qui permet à une majorité relative qui a réuni 33% des voix de réformer les retraites contre l’avis de 80% des Français sans même de majorité à l’Assemblée nationale.
Certains vont dire qu’il est bon que des dirigeants puissent prendre des décisions difficiles contre l’avis du peuple, qui pourtant est censé être souverain, selon le principe que les dirigeants savent mieux que lui ce qui est bon pour lui. Ces gens-là, qui mettent souvent en avant les finances publiques et la nécessité de conserver un niveau de dette publique acceptable, oublient que tout est politique. On a eu tendance à l’oublier depuis les années 90, et cette mainmise de l’économique sur la gouvernance des pays a éloigné de nombreux citoyens des bureaux de vote (« de toute façon, voter ne sert à rien »), ou à les envoyer dans les bras de l’extrême droite.
Non, tout est politique. Si l’on prend l’exemple de la réforme des retraites, on parle de demander aux gens de travailler 2 ans de plus pour faire entre 8 et 16 milliards d’euros d’économies annuelles pour les comptes publics. Il s’agirait donc d’une mesure indispensable de salubrité publique. Au delà du fait que les calculs sont contestables, et contestés, je m’oppose à ce point de vue. En politique, on doit pouvoir présenter une alternative et en évaluer ses conséquences. Ici, on avait le choix entre faire la réforme, ou ne pas la faire. On peut même imaginer faire une autre réforme, en déplaçant le curseur des économies d’un côté, et celui des efforts de travail des citoyens de l’autre.
L’équation se pose donc de la façon suivante : soit je préfère travailler 2 ans de plus pour que l’Etat fasse des économies substantielles, soit je préfère travailler 2 ans de moins et dans ce cas je dois trouver un moyen de financer cet avantage. Il y a donc bien un choix politique. Comment financer cette somme ? Prenons la moyenne des estimations : 12 milliards d’euros par an. Cela représente en moyenne 185 € par Français et par an. On pourrait donc poser la question suivante : en échange de 2 ans de travail en moins, êtes-vous prêts à payer toute votre vie 185€ par an, soit 15 € par mois environ, le prix d’un abonnement à une plateforme de streaming ?
Certains rétorqueraient que l’on peut également s’endetter pour compenser cette somme. Cela aurait un impact sur la notation de notre dette, et donc son coût, mais tout se calcule, et tout se mesure, et tout se paie. On peut tout à fait être prêts en tant que citoyens à payer ce prix, pour gagner 2 ans de tranquillité à la fin de notre carrière. C’est un choix politique à faire, mais ce choix, on ne l’a pas eu. On nous a imposé un point de vue, grâce à une Constitution qui l’a permis.
Imaginez si demain on nous impose des choses bien plus problématiques sans qu’aucun contre-pouvoir ne puisse rien y faire ?
Le contre-modèle suisse
En Suisse, au contraire, tout est fait dans les institutions pour que le pouvoir politique ne puisse pas imposer au peuple des mesures impopulaires. Tout est fait pour éviter qu’un camp ait un pouvoir absolu. Cela est lié à une longue histoire démocratique et est intégré dans les mœurs.
Déjà, le mode de scrutin est proportionnel par Canton : aucun parti n’a jamais pu obtenir de majorité absolue à lui tout seul. Aux dernières élections fédérales de 2023, le parti d’extrême droite arrivé en tête a obtenu 28% des voix, ce qui est sensiblement identique à la France, mais seulement 31% des sièges. Il ne peut donc pas décider seul. Mais quand bien même une coalition de partis dépasserait les 50%, elle ne pourrait pas imposer de mesure impopulaire : l’opposition a la possibilité de la bloquer en provoquant un référendum. Les partis se gardent donc bien de tenter des coupsqu’ils savent pertinemment voués à l’échec, sauf pour des raisons électoralistes.
Dans une telle démocratie, le gouvernement ne peut donc pas être le fruit d’une coalition formée à l’issue d’élections. Il a un pouvoir politique très limité à son rôle canonique d’exécutant. Il est composé de l’ensemble des grands partis présents au parlement, de toutes tendances politiques. On y trouve à la fois des socialistes et des membres de l’extrême droite. La marche politique est le fruit d’un dialogue et de consensus permanent entre les partis. Ça n’est évidemment pas parfait, mais ça a l’air de pas trop mal fonctionner.
La Ve République en France est dans une impasse, et son fonctionnement nous promet le pire à venir. Si l’Assemblée nationale issue de ces élection législatives anticipées pouvait faire une seule chose de bien, ce serait de réformer les institutions pour éviter qu’une minorité de français impose aux autre un régime xénophobe. Il est encore temps d’éviter le pire, il est encore temps de s’inspirer de nos voisins suisses !
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